Scandale Orpéa : "Le premier responsable, c'est l'Etat"Istock
Les révélations du livre-enquête Les Fossoyeurs défraient la chronique. Victor Castanet, journaliste indépendant à l'origine de l'ouvrage, dévoile les abus et les maltraitances dont font l'objet les patients des Ehpad Orpea. François Nénin, journaliste d'investigation auteur d'un autre livre sur la même question mais portant aussi sur les autres leaders du secteur, nous répond.
Sommaire

François Nénin est journaliste d'investigation, auteur notamment de L'Or Gris (éditions Flammarion), un livre enquête sur la maltraitance en établissement d'hébergement de personnes âgées et dépendantes (EHPAD) ainsi qu'en maison de retraite. Il s'est intéressé de près au business lucratif de ce secteur et a également excercé 4 ans durant en tant que chef des rubriques Transports et Tourismes pour 60 Millions de Consommateurs.

Planet : Un nouvel ouvrage, intitulé Les Fossoyeurs, revient en détail sur les dysfonctionnements des Ehpad Orpea. Les révélations des journalistes ayant travaillé sur ce dossier font grand bruit, tant et si bien que la ministre déléguée chargée de l'Autonomie – Brigitte Bourguignon – a déclaré lancer une enquête administrative de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et une enquête financière sur le groupe. Vous aviez enquêté sur des éléments comparables il y a plus de dix ans. Qui peut-on, selon vous, tenir pour responsable de cette situation ?

François Nénin : Les responsables, au premier chef, ce sont évidemment les instances de régulation soit l’Etat lui-même. Par délégation, les agences régionales de santé (ARS) le sont également. C’est au deuxième chef que l’on retrouve les coupables directs, c’est-à-dire ceux qui pratiquent la maltraitance et considèrent les personnes âgées comme un gisement. Rappelons en effet que le secteur de la vieillesse est une industrie prolifique margeant à 25 % !

Ces gens-là sont des affairistes sans scrupules qui n’hésitent pas à s’engouffrer dans le secteur dans le seul but de faire de l’argent. Force est de constater que l’État, en déshabillant le service public au profit du secteur privé, a donné les clefs de la voiture à des gens qui n’ont pas le permis. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucune maltraitance dans le public, bien sûr, mais on observe encore aujourd’hui qu’elles sont moindres quand le système est moins porté sur la question lucrative, quand il ne nourrit pas d’obsession de rentabilité. La maltraitance de nos anciens est une décision politique.

Scandale Orpéa : En France, on ne parle des personnes âgées que comme des fardeaux

C’est peut-être politiquement "incorrect" de le dire, mais les équipes de soignants qui s’occupent des patients portent aussi leur part de responsabilité. Comprenons-nous bien : ils exercent évidemment un métier mal payé et nul n’ira nier combien il est difficile, combien ils sont pressurisés. Ils sont, d’une part, les victimes de ce système que l’on ne peut pas accepter et dont ils souffrent aussi. Ils ont très souvent la volonté de bien faire et doivent gérer des pathologies qu’il est parfois très complexe de prendre en charge.

Cependant, ils sont également la courroie de transmission des options de la direction, les exécutants. Ils sont donc acteurs de ce système, pris entre le marteau et l’enclume.Enfin, il ne faut pas non plus minimiser la responsabilité collective que nous partageons tous. Les Fossoyeurs (éditions Fayard) n’est pas le premier livre à traiter ce sujet : je l’ai fait moi-même il y a dix ans, avec L’Or Gris (éditions Flammarion), et depuis d’autres ouvrages ont été publiés comme Cessons de maltraiter nos vieux (éditions du Rocher). Rien n’a changé en dix ans…S’il y avait eu une revendication très forte des familles, des médias, des politiques, de nous tous en somme, nous aurions peut-être pu rejeter collectivement ce modèle qui ne doit pas perdurer. Déjà à l’époque, j’écrivais que la France était la lanterne rouge d’Europe en matière de prise en charge de nos anciens. C’est toujours le cas.

Nous avons un vrai problème avec la façon dont sont traitées les personnes âgées en France. On ne parle d’elles que comme d’un fardeau, toujours en termes financiers. Pourtant, c’est de nos parents, oncles, tantes et grands-parents dont il est question ! C’est de notre famille dont on parle. C’est notre dignité collective que l’on brade. Tout cela soulève d’importantes questions sur notre société, relatives notamment à la place des personnes âgées - n’ont-elles plus de valeur, maintenant qu’elles ne sont plus productives ? - ou à celle de l’argent, qui préside sans conteste à cette industrie.

Scandale Orpéa : En France, on ne parle des personnes âgées que comme des fardeaux© Flammarion

Scandale Orpéa : Désormais, nous sommes tous conviés au bal des hypocrites

Planet : Dix ans après la publication de votre propre ouvrage, intitulé L'Or Gris, il est difficile de dire que personne ne savait ce qui se passe dans les Ehpad de France. Au vu et au su des nouvelles révélations, peut-on penser que la situation a changé ? Quelles sont les éventuelles différences avec le contexte dans lequel vous aviez enquêté ?

François Nénin : Je pense qu’il y a eu un effet Covid et que c’est pour cela que l’affaire fait plus de bruit aujourd’hui. Nous avons tous vu les personnes âgées - nos propres parents et grands-parents - mourir dans la solitude durant le confinement. C’était émouvant et l’émotion n’a pas disparu. En outre, cela fait deux ans que l’on parle de santé et de sujets concomitants à la santé comme la vieillesse. Il y a donc une forme de halo sur les maisons de retraites et les établissements médicalisés. La situation, cependant, demeure la même qu’au moment de la publication de mon livre.

Pour autant, nous sommes tous conviés en ce moment au bal des hypocrites. Toute la classe politique pousse des cris d’orfraie, de même que les médias, et fait semblant de découvrir aujourd’hui l’ampleur du désastre. Ce n’est pas faute d’avoir alerté, pourtant ! Nous avons été plusieurs à le faire. Tout ceci n’est qu’une pièce de théâtre, une mise en scène. Quand j’enquêtais sur cette même question de mon côté, de nombreuses figures politiques ont refusé de me répondre, parmi lesquelles Roselyne Bachelot. A l’époque, elle était ministre de la Santé et acceptait de recevoir les syndicats de maisons de retraite sur un claquement de doigt. Jean-Luc Mélenchon aussi avait refusé de nous écouter. Le problème qui n'intéressait personne à l’époque choque tout le monde aujourd’hui…

S’il est vrai que nos politiques découvrent tout juste la situation, comme l’a laissé entendre Olivier Véran, c’est effrayant et cela en dit long sur leur incompétence. Les infos sont remontées depuis des années, par des associations comme Allo Maltraitance ou via des lanceurs d’alertes parmi le personnel soignant et les familles. Ces gens-là ne sont pas assez écoutés. Je suis d’ailleurs en colère en me disant que s’il y a 10 ans, ces politiques aux commandes avaient pris des dispositions pour renforcer les contrôles par exemples, on peut se dire que des morts par manque de soins ou des fins de vie dans l’indignité auraient pu être évitées.

Compte tenu de la situation actuelle, j’ai demandé à Flammarion, la maison qui a édité mon livre, de remettre en vente mon enquête (L’Or Gris, ndlr). C’est, de toute évidence, le moment de créer un vrai débat et d’envisager une véritable reprise en main du secteur ; de battre le fer tant qu’il est encore chaud. Il faut créer des conditions de prise en charge dignes pour nos anciens. Je ne sais pas encore s’ils le feront, mais cela me semble approprié.

Scandale Orpéa : les failles journalistiques de cette nouvelle enquête

Planet : Faut-il penser que ce nouveau livre-enquête saura faire bouger les choses, comme d'aucuns pourraient le croire avec le limogeage du DG d'Orpea ? Outre le choix étonnant de son remplaçant, le problème n'est-il pas plus large que le seul groupe aujourd'hui mis en cause ?

François Nénin : Je crains, malheureusement, une tempête dans un verre d’eau. En tant que journalistes, nous savons très bien qu’une info chasse l’autre et l’actualité morbide du coronavirus reviendra bientôt, comme elle le fait irrémédiablement depuis deux ans. En outre, il ne faut pas perdre de vue que dans un système ultra-libéral comme le nôtre, le maître du jeu c’est l’argent. Il y aura peut-être redistribution de certaines cartes, mais la partie va continuer. D’autant plus que le secteur est très tendu : les listes d’attente pour entrer en Ehpad sont longues comme le bras. Dès le décès d’un résident, la chambre est remise en état et immédiatement proposée à une autre personne.

Le choix d’Orpea de nommer Philippe Charrier en tant que nouveau DG a en effet de quoi surprendre. Sans faire le procès d’une personne que je ne connais pas, force est de constater que les symboles ont du sens, particulièrement aujourd’hui. Choisir pour directeur général un individu en provenance du secteur pharmaceutique, dont on connaît le mercantilisme et le rapport au profit est maladroit en plus d’être ironique. N’oublions pas que de nombreux décès en maison médicalisée font suite à des erreurs médicamenteuses et qu’un certain nombre de résidents sont bourrés de médicaments pour être moins difficiles à gérer par les équipes.

Du reste, je dois bien avouer que je suis très gêné, sur le plan journalistique, par la façon dont est traitée cette affaire. Le problème ne se limite évidemment pas à Orpea, il est systémique. Dès lors, s’en prendre seulement à un groupe revient à désigner un mauvais élève alors même que rien ne fonctionne. Pourquoi ne s’attaquer qu’à eux et pas aussi à Korian ou à DomusVi ? Ces grands groupes concurrents ont le même modèle économique. C’est d’autant plus étrange que la publication du livre a eu un impact sur le plan boursier : l’action d’Orpea a dévissé et la direction du groupe était alertée de l’imminente arrivée de l’ouvrage avant sa publication. Faut-il penser qu’il y a eu de la spéculation ? Ce sera au gendarme de la Bourse d’enquêter.

Dernier point à noter : j’aimerais que Victor Castanet s’exprime davantage sur l’offre qui lui aurait été faite par Orpea. Il dit avoir été contacté par le groupe qui aurait été prêt à le payer 15 000 millions d’euros pour qu’il ne publie pas cette enquête. En 25 ans de journalisme, je n’ai jamais entendu parler d’une telle situation et j’aimerais en savoir plus sur les conditions dans lesquelles cette offre a été faite. Si c’est vrai, cela en dit long sur l’état de la profession en France.